CHAPITRE 3 La fédération originelle.
Lorsqu’il devint évident que Gadjio était bloqué dans le palais, l’AnimalVille entreprit de s’arracher du sol. Elle n’avait pas évoqué cette possibilité devant lui, sachant que cela risquait de le perturber et de l’affaiblir, mais elle avait entamé ses préparatifs en secret dès qu’il avait été englouti par le palais.
Les ancres qui l’amarraient au sol étaient au nombre de six. Chacune d’elles était reliée par un câble métallique à un hameçon profondément incrusté dans la chair de sa couronne périphérique. Après chacune de ses missions vers les cimetières de l’espace, elle revenait se poser à la même place, près de la mer ; les hameçons étaient replantés par des foreuses spéciales qui injectaient dans la plaie un mélange de désinfectant et d’anesthésique.
Notre Mère ne pouvait se débarrasser sans aide de ses liens. Elle choisit de les ignorer.
À la nuit tombée, des projecteurs illuminèrent le Beffroi de chair pâle qui se dressait au centre de la Ville. La lumière des lampes réparties en couronne à son sommet révéla l’étrange géométrie des cartilages qui le soutenaient. Les derniers visiteurs se hâtèrent vers les passerelles. À la différence des autres AnimauxVilles posés sur l’un quelconque des vingt-huit mondes originels. Notre Mère ne possédait pas d’autre résident que Gadjio. Les murs translucides de ses dômes étaient trop fragiles pour supporter les chocs. Sur son épiderme d’un blanc d’ivoire, les empreintes de pas et les traces de coups s’effaçaient trop lentement. Gadjio seul savait glisser à sa surface sans la meurtrir.
Un vent tiède courait sur les terrasses. L’essaim des véhicules de surveillance prit son envol au-dessus du palais, comme chaque soir. Le long de la plage, à l’est, un albatros planait. Le soleil noyé l’illumina brièvement puis ce fut l’heure du gris. Sur la voûte du ciel, les hologrammes d’information prirent la place des oiseaux.
Pendant que les images calligraphiées par les pinceaux lasers barraient l’accès aux étoiles. Notre Mère des Os chercha à se libérer. Elle savait que toute tentative de discrétion était illusoire. Dès qu’elle quitterait le sol, les détecteurs sismiques du palais donneraient l’alerte. Cela n’avait pas d’importance. Le bourgeon de chair sensible de son Beffroi avait repéré un nœud d’énergie du Ban qui oscillait tout près de la planète, le long d’une ligne d’échange. Elle pourrait la suivre, se laisser haler vers l’espace puis affronter les vaisseaux lents de la Garde Planétaire dans un cache-cache mortel.
Depuis toujours, les AnimauxVilles entretenaient d’étroites relations avec la géométrie contournée de l’espace. Ils visualisaient l’univers sous la forme d’un gigantesque maillage multidimensionnel, dont certains nœuds vibraient en accordance suivant des harmoniques qu’eux seuls savaient capter. Les hommes avaient baptisé le maillage « Ban », ce qui signifiait damier dans une des langues de Vieille Terre, mais les théories physiques conventionnelles à base de supercordes et de dimensions fractales étaient impuissantes à justifier son existence.
Le voyage instantané, tel que les Villes le pratiquaient, était une impossibilité théorique et une pratique quotidienne. Il avait fallu plus de neuf siècles à l’humanité pour apprendre à vivre avec ce paradoxe. Elle commençait tout juste à s’y sentir à l’aise.
Notre Mère avait un jour essayé d’expliquer à Gadjio la façon dont elle s’y prenait pour se haler le long des lignes de force du maillage jusqu’au nœud précis qui lui permettait de franchir instantanément le gouffre des années-lumière, à condition que le point d’arrivée soit accordé avec celui de départ. Elle lui avait permis de rester mêlé à elle, incrusté dans les chairs les plus intimes de son Beffroi, jusqu’à ce qu’il sente comment l’espace se froisse et se déplie au rythme inexorable du Ban. Mais Gadjio n’avait pas su comprendre ce qu’il avait perçu. Il demeurait trop humain, trop fermé. Notre Mère attendait de voir comment Marine réagirait dans la même situation, mais elle n’était pas pressée de tenter l’expérience.
Au-delà de la voûte du ciel barbouillée d’images par les canaux multiples des chaînes d’information, la pulsation des étoiles parvenait à Notre Mère superposée à celle des vagues proches. Elle soupira. Plus que tout le reste, elle regretterait la mer. C’était, dans l’univers des hommes, la seule chose aussi vaste et secrète qu’elle-même.
D’une simple crispation, elle arracha l’hameçon le moins profondément enfoncé. Les barbelures de métal griffèrent son bourrelet ; le câble glissa en silence à la surface de ses rues, entre les dômes translucides qui n’avaient jamais été habités. Un opercule de peau parcheminée en barrait l’accès et empêchait les visiteurs de s’aventurer entre ses replis. Nul n’avait eu l’autorisation de les déchirer, même Gadjio. Pour lui, elle ouvrait des failles dans ses murs, elle se reconfigurait de manière à être en permanence ouverte, offerte. Et il avait exploré ses moindres recoins en lui répétant, par le toucher ferme et émerveillé de ses doigts, par la danse de ses pieds nus, à quel point elle était belle.
Trois autres hameçons labourèrent sa chair. Elle tressaillit, puis refoula la douleur jusqu’aux nœuds secondaires de sa conscience.
— Quelque chose m’a réveillée, se plaignit une voix féminine. Tu as bougé !
Marine se manifesta au centre de la pièce, boudeuse comme à son habitude quand son sommeil était interrompu. Lorsqu’elle dormait. Notre Mère ne sentait plus qu’une présence ténue au creux de ses entrailles, si faible et fragile qu’elle se surprenait parfois à tendre l’oreille pour la capter. Mais, quand elle se réveillait, sa vitalité était suffisante pour réchauffer les rues recouvertes de gel, en plein cœur de l’hiver. Avec elle. Notre Mère savait qu’elle n’aurait plus jamais froid.
— Tu as mal ?
— Je saigne un peu. Ce n’est rien.
— Comme moi ?
— Pas exactement…
La voix de Notre Mère était chargée de quelque chose qui ressemblait à un rire. Quatre mois plus tôt. Marine avait eu ses premiers saignements d’adolescente. En l’absence de corps, Notre Mère avait saigné pour elle et chaque statue, chaque idole plaquée dans les recoins de ses édifices reconvertis en temples s’était vue dotée de stigmates poisseux, à des endroits plutôt inhabituels pour de telles manifestations. Heureusement, les orages d’été avaient lavé les traces miraculeuses et nul ne s’était douté de quoi que ce soit.
— Je suis en train de me libérer, poussin. Ce n’est pas grave, juste douloureux. Tu devrais retourner dormir…
— Arrête de me parler comme à un bébé ! Je veux savoir ce qui se passe.
Elle a sans doute raison, songea Notre Mère avec une pointe de tristesse. Marine n’occupait pour l’instant qu’une toute petite partie du volume de l’AnimalVille mais elle avait envie de grandir. Un jour, son esprit serait aussi vaste que la chair qui l’abritait et nul ne pouvait prévoir ce qui se produirait alors.
Pendant qu’elle réfléchissait. Notre Mère sentait les derniers hameçons se libérer l’un après l’autre. Le fil immatériel du Ban la halait vers le ciel. Un chant étrange rebondissait entre les cases, signe d’une perturbation à venir, mais l’échéance était encore lointaine. L’excitation la gagnait peu à peu, malgré la douleur. Les hommes ne savaient pas à quel point il était facile de s’enfuir vers l’espace ; revenir se poser était infiniment plus dur. Mais, pour Gadjio, Notre Mère était prête à tous les sacrifices.
— Ça va faire vraiment mal, murmura-t-elle. Pas moyen de se débrouiller autrement ; je t’expliquerai. Nous allons chercher Gadjio.
Elle se ramassa en boule, contracta ses chairs. Les barbelures de métal la creusèrent avec méchanceté, puis les câbles torsadés glissèrent à sa surface et s’enroulèrent en tas informes sur le sol. Elle sut, avec une lucidité poignante, que sa chair guérirait mais que les cicatrices ne disparaîtraient jamais de sa mémoire et qu’elle en porterait les marques jusque dans ses rêves.
La douleur remonta le long des axes principaux de son épine nerveuse. Elle la dériva vers la pâle érection du Beffroi qui, à son tour, la chanta vers le firmament. Ses cris s’enroulèrent dans la grille tridimensionnelle du Ban et se perdirent de nœuds en nœuds, jusqu’à ce que le motif ainsi dessiné ne soit plus qu’un mince fil dans une tapisserie plus large. Désormais, chaque troupeau d’AnimauxVilles errant en plein espace, chaque Ville posée à la surface d’un monde mais reliée aux autres par la magie du Ban, saurait la reconnaître à sa souffrance.
À sa périphérie, les esplanades neigeuses où les enfants venaient jouer sous forme astrale furent lacérées. Les labyrinthes sonores où des fantômes malhabiles apprenaient à se repérer en l’absence de corps se brisèrent, de même que les fins vaporisateurs de parfum qui saturaient les marelles de signes invisibles. Le vent de la mer balaya un amas de fils translucides, arraché aux dispositifs humains greffés sur l’épiderme de la Ville. La couronne de projecteurs posée au sommet du Beffroi vacilla, puis s’éteignit. Des plaintes de plus en plus faibles s’élevèrent des boîtiers de contrôle, qui finirent par se taire. L’alerte était donnée.
Les lumières de Supérieure se reflétaient sur le couvercle du ciel. Notre Mère se vit saigner. Le liquide qui coulait d’elle était quasi incolore ; chaque goutte emportait avec elle un peu de sa chaleur. Elle sentit Marine frissonner. Le désarroi de l’enfant était presque palpable.
Les filaments de chair enfoncés dans le sol se rétractèrent en douceur sur le pourtour inférieur de la couronne. L’envol de la Ville s’accompagnait d’une métamorphose subtile dont elle bousculait les étapes autant qu’elle l’osait. Les opercules des dômes se scellèrent hermétiquement. Les ruelles à peine esquissées, les arrière-cours, les places secrètes à l’épiderme d’un rose tendre se plissèrent et disparurent. Un mucus épais recouvrit les terrasses et se solidifia, tandis que les veines des murs extérieurs battaient au ralenti. Les draperies de chair du Beffroi se tendirent sur leur armature d’os et de cartilage. Vue d’en haut. Notre Mère avait acquis les traits émaciés d’un ascète.
Lorsqu’elle se ramassa pour s’arracher du sol Marine poussa un cri très bref. La Ville prit la peine de la rassurer d’une caresse mentale, alors que sa masse, halée par la puissance invisible du Ban, se soulevait d’un coup et plongeait vers le ciel. En dessous d’elle, elle vit les feux clignotants des navettes qui décollaient en hâte et tournaient en rondes affolées, incapables d’agir. Les abords du palais n’étaient pas équipés d’armes lourdes, par crainte d’une insurrection venue de l’intérieur. Les seules protections de la planète étaient les croiseurs qui patrouillaient à la périphérie du système solaire. Même si leur nombre avait doublé ces derniers temps, sans raison officielle, ils étaient trop loin pour intervenir.
Les hologrammes s’éteignirent d’un coup. Notre Mère planait avec insolence dans le ciel redevenu noir, que les premières lueurs de l’aube fissuraient peu à peu. Sous son ventre durci défilaient les constructions humaines qui cernaient le bord de mer. En suivant la piste multicolore dessinée par les signaux d’alarme, elle mit le cap sur la zone présidentielle.
Grâce aux informations fournies par Gadjio, elle savait exactement où s’écraser.
La centrale à fusion qui alimentait le palais était enterrée sous un bouclier de roches conçu pour résister à l’impact direct d’un croiseur. Les lignes de tension étaient enfermées dans d’étroits couloirs de céramique, à cinquante mètres sous la surface. L’ensemble du dispositif énergétique était inattaquable. Il n’en était pas de même pour le transformateur principal qui redistribuait l’énergie au niveau des étages de l’édifice présidentiel.
Le palais originel avait subi tant de transformations durant le règne de Koriana qu’il avait fallu repenser tout le système de répartition d’énergie, à un moment où l’espace libre manquait. Aucun des services qui gravitaient autour de la présidence n’avait accepté de s’expatrier pour laisser la place à de stupides boîtiers de redistribution. Faute de solution, le problème avait été oublié. Les lignes de tension principales s’interconnectaient tout près de la surface, dans la zone réservée aux unités d’entretien. Ce fut à cet endroit précis que Notre Mère choisit de se laisser tomber.
Marine n’eut pas le temps d’avoir peur. La Ville rompit l’attache qui la liait au Ban et le sol se précipita à sa rencontre. Une poignée de secondes plus tard, l’onde de choc détruisit entièrement les trois premiers niveaux.
Dans le palais éventré, les lumières s’éteignirent.
L’instinct de Notre Mère lui criait que Gadjio était vivant, très loin dans les entrailles de l’édifice. Un essaim de navettes piqua sur elle et la bombarda d’aiguilles tranquillisantes qui rebondirent sur son épiderme durci sans la blesser.
Avec fatalisme, elle se retira au plus profond d’elle-même pour expliquer à Marine ce qu’elle avait accompli. Tandis que l’aube prenait peu à peu possession du ciel, elles se préparèrent à attendre le retour du Passeur.
Lorsque Gadjio aperçut la muraille de chair qui lui barrait la route, au milieu d’un entrelacs de plaques métalliques froissées et d’éclats de céramique, il sentit ses entrailles se nouer. Jamais, depuis que le fantôme de sa mère biologique avait cessé de hanter ses rêves, il ne s’était senti aussi nu, aussi fragile. Pourtant, Notre Mère était venue le sauver ; elle avait coupé tous les ponts derrière elle pour le rejoindre. Le poids de l’ombre qui recouvrait son dos se fit soudain plus léger. Il se hâta vers la montagne plissée qui crevait le plafond, malgré les protestations de son corps meurtri.
À travers les déchirures du couloir coulait une fine poussière mêlée d’éclats de silex. À cette profondeur, la terre était d’un gris charbonneux, comme si l’absence de lumière l’avait ternie à jamais. Gadjio escalada une pile de débris en équilibre instable qui oscillèrent dangereusement sous ses pas. Près de sa tête, des étincelles crépitaient à l’intérieur d’un boîtier de sécurité fendu. Le bruit agressait ses tympans blessés à la façon d’un essaim de guêpes.
Dans l’état d’épuisement où il se trouvait, son esprit englué dans le cauchemar des dernières heures se tournait vers Koriana. Même si les dégâts pouvaient être aisément réparés, le vieillard avait définitivement perdu ses illusions d’un palais inviolable. Tous les symboles de son pouvoir s’étaient effondrés autour de lui. Son refuge médical avait été détruit, l’armure déchirée, sa personæ abandonnée comme une cruelle moquerie au milieu des ruines. Le rôle d’un Passeur des Morts était de préparer ses patients à l’inévitable, en arrachant les couches d’espoir qui les séparaient du néant. Gadjio avait merveilleusement accompli sa tâche ; Koriana était à présent face à lui-même, sans rien d’artificiel pour le protéger ou l’aider à nier. Et Gadjio avait recueilli un morceau de son noir héritage en guise de salaire.
Il franchit les derniers mètres avec une infinie lenteur. Devant ses yeux dansait l’image du vieillard tassé au fond de son fauteuil, le visage barbouillé de peinture.
— Avez-vous besoin d’aide ? cliqueta une robachine qui zigzaguait avec précaution entre les parois éventrées.
Sans répondre, Gadjio s’incrusta dans la chair retrouvée de la Ville, qui s’ouvrit pour l’engloutir. Les senseurs de l’unité mobile robotisée assistèrent à sa disparition et déposèrent les images ainsi recueillies dans leurs réservoirs de données. Puis la robachine fit demi-tour et se perdit dans les couloirs, en grinçant de toutes ses chenilles.
La scène fut diffusée sur les écrans privés de Koriana moins de trois heures plus tard. Mais la Ville dérivait déjà en plein espace, à la rencontre des croiseurs.
Dès qu’elle sentit Gadjio s’enfoncer dans son flanc. Notre Mère s’arracha du sol, éparpillant l’essaim de navettes qui tournait autour d’elle. L’alerte avait atteint son paroxysme ; l’air crépitait de signaux affolés, tandis que les dirigeables de surveillance dispersés tout le long de la côte orientaient vainement les faisceaux de leurs projecteurs vers le ciel.
Comme tous les AnimauxVilles, Notre Mère savait décoder le langage subtil des lumières. Le secteur présidentiel était en état de choc mais plusieurs files de véhicules aux phares identiques se dirigeaient vers le trou béant qu’était devenu le Palais. Un cordon de lampes empêchait les curieux d’accéder aux secrets des couloirs. Les secours n’étaient pas encore là mais le quartier était déjà bouclé par les patrouilles de sécurité.
Pendant que Gadjio se frayait un passage à travers sa chair. Notre Mère se laissa aspirer par le noir profond de la nuit spatiale. Elle disposait d’un peu de répit pour gagner le point d’échange du système de Supérieure. Celui-ci était situé bien au-delà de l’orbite de la quatrième et dernière planète, une minuscule boule de roche recouverte de méthane gelé. La géométrie du Ban était sensible à l’effet de la gravité. Toute masse un peu importante le déformait localement et les nœuds stables, où un AnimalVille pouvait instantanément procéder à un échange, étaient situés loin des corps stellaires. Dans le jargon des scientifiques, de tels points étaient appelés des Alephs.
La planète rétrécit ; la Ville tomba vers les étoiles. Le cercle des lumières entourant le trou noir du Palais se fondit en un point unique, qui cessa rapidement d’être visible. Les doigts de la gravité se desserrèrent, tandis que la caresse de l’atmosphère se faisait plus ténue.
Notre Mère était libre. Elle se hâta vers l’Aleph en suivant le chemin le plus court, inconsciente des forces qu’elle avait contribué à libérer.
L’écrasement de la Ville Albinos avait pris le Charon par surprise. Mais, comme tous les dirigeants ayant survécu au-delà du raisonnable, il avait appris à prévoir l’improbable, à anticiper l’imprévisible. Sa réaction fut bien plus rapide que Gadjio ne l’avait imaginé, et infiniment plus violente.
Comme chaque nuit, le vieillard s’était réfugié dans les zones profondes du Palais, à deux kilomètres de la surface. Au moment du choc, il était en train de téter la bouillie spéciale que lui préparait chaque soir son équipe médicale. Les composants nutritifs, dosés en fonction de l’état de ses selles de la journée n’avaient délibérément aucun goût. La nourriture avait cessé depuis longtemps d’être un plaisir pour devenir une fonction. Le Charon mangeait pour se maintenir en vie, à heures régulières, puisque telle était la meilleure solution. En même temps, il déchiffrait sur une batterie d’écrans les pictogrammes codés des nouvelles en cours. Lorsqu’une information le fascinait au point qu’il en oublie de déglutir, le fauteuil le rappelait à l’ordre en le menaçant de couper les transmissions.
L’onde de choc du tremblement de terre bouleversa l’ordonnance de la chambre Spartiate. Le fauteuil réagit instantanément en s’amarrant au sol par des crampons magnétiques. La tétine spécialement adaptée à la bouche édentée du vieillard se rétracta en lâchant un dernier jet de bouillie. Une coque impénétrable enveloppa le corps décharné et le protégea avec indifférence, tant que durèrent les secousses.
Lorsque le Charon put contempler la pièce dévastée, jonchée d’éclats ternis arrachés aux écrans hors service, il se contenta de hocher la tête et réclama un peu d’eau. La destruction était totale mais cela n’avait aucune importance. Il était vivant, à l’abri ; il pouvait riposter.
Il s’éclaircit la gorge et énonça les codes d’urgence de niveau le plus élevé, ceux autour desquels avait été construit le Palais. Les soixante-six syllabes, codées par les unités de communication du fauteuil, atteignirent le satellite en orbite géostationnaire au-dessus de l’AnimalVille Supérieure. Le spectre des fréquences vocales fut comparé à celui qui figurait dans les réservoirs de silicium et reconnu valide, tandis que le lieu d’origine de l’appel faisait l’objet d’une analyse de pertinence qui se révéla, elle aussi, positive. Le tout n’avait duré qu’une seconde et demie.
Le satellite, avec la certitude inhumaine des machines, déclencha la phase un de l’alerte planétaire.
Supérieure se vida d’un seul coup. L’instant d’avant, des millions de personæ circulaient dans l’enceinte des villes, leurs pieds immatériels balayant la chair amorphe des rues. L’instant d’après, toutes les unités d’animation se déconnectèrent à l’unisson. Un vent invisible dispersa les fantômes des disparus, dont les voix radoteuses se turent ; les habitants de chair se retrouvèrent brutalement seuls, privés du brouhaha rassurant qui naissait des défunts. Il y eut un début de panique, puis les sirènes d’alarme firent voler le silence en éclats.
En l’absence de contrordre, la phase deux s’enclencha. Quarante secondes plus tard, la totalité des mécanismes demeurés opérationnels dans un rayon de quinze kilomètres autour du Palais était placée directement sous les ordres du Charon. Un cordon de sécurité se mit en place.
Pour l’instant, les survivants éventuels ne lui étaient d’aucune utilité ; la riposte qu’il devait mettre en place interviendrait à des milliers de kilomètres de son refuge. Il se demanda brièvement combien de ses serviteurs avaient survécu au choc. La plupart, sans doute ; sous forme astrale, les humains étaient quasiment indestructibles. Cela lui éviterait d’avoir à former un nouvel entourage.
Les yeux clos, Koriana énonça cinq questions précises, sans se soucier de les coder :
— Qui est la force d’agression ? Quelles sont les contre-mesures opérationnelles ? Quel est l’état du Palais, de la ville, de la Planète ? Quels sont les scénarios probables pour la suite ? Où puis-je contre-attaquer avec le maximum d’efficacité ?
À l’autre extrémité d’un train d’ondes invisibles, le satellite ronronnait. Il s’écoula deux secondes avant que la réponse ne parvienne à l’intelligence artificielle du fauteuil.
Un jet d’air sous pression souleva un nuage de poussière suffisamment dense pour servir d’écran. Les images renvoyées par les spectro-caméras suspendues en plein ciel révélèrent une masse ivoirine à demi enfouie, là où se trouvait autrefois le Palais. Nulle autre menace n’était visible. Le vieillard ordonna un balayage de contrôle pour s’en assurer, mais sa conviction était déjà faite. Une série de zooms transforma ses soupçons en certitudes.
Avant de se dissiper, la poussière se colora d’une dernière image. Malgré le grossissement qui brouillait en partie les détails, il était facile de lire dans les sillons sanglants qui creusaient la chair de Notre Mère les souffrances de la libération.
— Le Passeur, murmura le vieillard. Stupide !
Il était atterré. L’édifice de son pouvoir tremblait sur ses bases à cause d’un accident de parcours d’une bêtise à hurler. Au pire moment…
Le fauteuil, attentif à son état, lui injecta une dose de tranquillisants. Koriana retint un juron en sentant le liquide glacé pénétrer sous sa peau. Alors que la crise requerrait toute sa lucidité, on le privait de l’adrénaline indispensable à ses réflexions.
— Je veux un visuel sur tous les niveaux inférieurs à 12 ! Balayage direct et interception de mouvement.
Avec un bruit de papier froissé, les unités de sécurité tentèrent de se remettre en route. Mais leur réserve d’énergie individuelle était insuffisante pour leur permettre d’agir efficacement. Le silence fut la seule réponse à l’ordre du Charon.
— Le Palais est mort…
Il secoua la tête, écrasé par la conscience brutale de sa vulnérabilité. La situation devenait infiniment plus sérieuse. Privé de moyens d’action, Koriana redevenait un mortel courbé sous le poids du temps, sans possibilité d’infléchir la courbe de son destin.
— Que toutes les robachines autonomes explorent les étages inférieurs. J’ai besoin de savoir ce qui se passe en bas ; signalez tout mouvement. Et gardez une ligne ouverte avec le QG Stellaire, l’amiral De Cortina. Cette foutue Ville va s’arracher bientôt. Je veux…
Le vieillard sentit les larmes glacées des médicaments rouler sur sa nuque. Au seuil de la mort, il avait acquis une perception inégalée de son propre corps, un sentiment d’intimité étroite avec cette chair qui le trahissait au moment crucial. Le fauteuil s’efforçait de le modérer mais il risquait à tout moment de perdre conscience sous l’effet des drogues. Il ne pouvait pas se le permettre. Pas maintenant !
— Aide médicale, émit-il sur toutes les fréquences à la fois. Un vivant près de moi. D’urgence !
Le fauteuil avait refermé sa coque pour le protéger durant les deux heures de sommeil agité imposées par les somnifères. Lorsque le métal à mémoire de forme le libéra, Koriana aperçut un inconnu penché sur lui, une expression affolée sur le visage.
— Charon ? Je suis le contrôleur Miézo, du neuvième. Êtes-vous blessé ?
Un sifflement d’avertissement monta du fauteuil. Sous l’effet du conditionnement obligatoire pour les employés du Palais, Miézo recula hors de portée.
— Récapitulatif des nouvelles, vocalisa le vieillard. Visuel et phonie, code. Je ne suis pas seul.
Seul, le silence lui répondit. Après une interminable minute, Miézo s’éclaircit la gorge.
— Les générateurs sont détruits, Charon. Plus rien ne marche. Nous avons perdu au moins douze heures d’archives, sans parler des cubes-mémoires qui auront été fêlés par le choc. C’est un désastre !
Koriana ferma les yeux.
— Taisez-vous, murmura-t-il d’une voix contenue, conscient de ce que le fauteuil n’attendait qu’un écart de ses fonctions vitales pour le replonger dans l’inconscience.
Sur la mosaïque d’éclats de verre des murs, il n’y avait plus rien à voir. La poussière née du cataclysme était retombée depuis longtemps.
Puis, l’une après l’autre, les robachines arrivèrent.
Elles avaient l’aspect de longs tubes métalliques, équipés de chenilles et d’un système primaire de reconnaissance de formes. En plus des données quotidiennes relayées par les moniteurs de surveillance, elles pouvaient emmagasiner plus de cinq mille images basse résolution et les restituer à la demande. Il y en avait plusieurs centaines par étage ; pour tous ceux qui travaillaient au Palais, elles étaient aussi familières que les myriades de terminaux identiques incrustés dans les parois. Personne ne leur prêtait attention, ce qui en faisait des auxiliaires d’espionnage parfait. Mais, jusqu’à ce jour ; le Charon n’avait jamais eu à les utiliser de cette façon. Là était sa force, la source de son pouvoir durant toutes ces années : il prévoyait, mettait secrètement en place, puis patientait. Lorsque la crise, n’importe quelle crise, éclatait, il était prêt. L’univers regorgeait d’alliés indétectables qui n’attendaient qu’un ordre de lui pour se mettre à son service. Ici même, dans son Palais dévasté, il allait en fournir la preuve. À condition de régler d’abord un ultime détail.
L’opercule de la chambre, faussé par le tremblement de terre, coulissait mal. Miézo dut aider une partie des robachines, dont le système de propulsion couinait lamentablement, à franchir l’obstacle. Lorsque la pièce fut envahie de vers qui gigotaient en cherchant à se rapprocher du fauteuil, il demeura les bras ballant, attendant les ordres.
— Venez ici, crachota le vieillard. Quel est votre degré de sécurité ?
— G-9, Charon. Je suis habilité pour toute information confidentielle ayant trait à la gestion administrative du Palais.
— Ça suffira. J’ai besoin que vous effectuiez un réglage sur mon fauteuil, qui a été endommagé par le choc. Il vous faudra d’abord désactiver l’ensemble des modes de protection, sans vous tromper une seule fois ; je vous guiderai.
Miézo s’approcha autant qu’il l’osa du fauteuil.
— Les blocs de commande sont dans le dossier, hors de ma portée. Vous devez les actionner dans l’ordre un, trois, quatre, deux, cinq, avec un intervalle d’au moins cinq secondes entre eux. Je vais vous tourner le dos. Lorsque vous aurez commencé, ne vous préoccupez pas de mes réactions. Continuez, quoi qu’il arrive. Il y va de ma vie.
Tout en parlant, le vieillard dardait son regard qui avait déchiffré des milliers d’âmes sur le visage falot du contrôleur. Il y lut la peur, la confusion, puis une avidité si mal dissimulée qu’il faillit sourire. Rien de cela ne constituait une menace. Il eut conscience de jouer sa vie sur un coup de dés, une fois de plus. La vieille excitation du pouvoir pulsa à travers ses artères racornies. Le fauteuil réagit à sa brusque montée de tension, sans parvenir à l’enrayer.
— Désactivation des codes d’approche, un deux, trois. Campion, Van Der Weyden, Flémalle. Accès autorisé pour entretien.
Avec un soupir audible, la coque se referma sur lui, tandis que le dossier basculait pour révéler ses entrailles de métal et de silicium. Koriana n’entendit plus rien. Un abaisse-langue s’insinua entre ses lèvres pour diffuser un brouillard d’eau sur ses papilles. Des tampons articulés nettoyèrent le coin de ses yeux et les traces de salive aux commissures de ses lèvres. Une rangée d’épines à injection chercha sa jugulaire, tandis que les menottes de maintien emprisonnaient ses membres grêles dans une étreinte ferme et douce.
La déconnexion du fauteuil était horriblement douloureuse. Lorsque les cliquetis de désactivation retentirent dans l’habitacle, Koriana sentit les cathéters se retirer de lui l’un après l’autre et la souffrance revint par vagues inexorables, depuis des localités éloignées de son corps dont il avait oublié l’existence. Il hurla, parce qu’il ne pouvait s’en empêcher et perçut les hésitations de Miézo. Les secondes parurent durer des siècles, puis les cliquetis reprirent.
Le vieillard parvint à ne pas s’évanouir. Lorsque la coque le libéra, il fit pivoter le fauteuil, contempla un instant le corps de Miézo que les systèmes de sécurité avaient abattu conformément à la procédure, puis releva les yeux vers l’entassement des robachines qui attendaient ses ordres.
Pour la première fois depuis des années, il savoura la douleur. Elle l’aidait à se sentir lucide, elle repoussait la mort lente des somnifères. Le fauteuil, à présent simple prothèse mécanique qui ne lui injectait plus rien, relayait sa voix aussi loin qu’il le souhaitait, jusqu’aux étoiles et au-delà. Il était redevenu le Charon.
— Rapport, niveau par niveau !
L’illusion de jeunesse dura jusqu’aux images en provenance du secteur hospitalier…
Gadjio se traînait avec peine dans le dédale d’alvéoles creusées dans l’épaisseur de l’AnimalVille. Celui-ci l’avait d’abord recraché dans un étroit boyau relié aux filaments de sa couronne. Gadjio avait marché, courbé en deux, les mains tendues en aveugle, les pieds glissant dans les flaques qui se formaient dans chaque invagination du sol. Les parois fraîches, d’un gris luisant d’humidité, ne s’écartaient qu’avec réticence devant lui, comme si Notre Mère devait se faire violence pour lui accorder le passage.
Le Passeur était parfaitement à l’aise dans le noir et le labyrinthe intime de Notre Mère lui était tout à fait familier. Il connaissait les rythmes et les caresses qui ouvraient les portes dissimulées dans la tiédeur des murailles. Il savait se faire reconnaître. D’instinct, il se dirigea vers le centre de chair, vers le cœur secret de la Ville refuge, mais celui-ci se déroba à son approche et le força à multiplier les détours inutiles. Épuisé par sa nuit, écrasé par le poids de l’armure qui lui emprisonnait le dos, il mit longtemps à s’en apercevoir.
Le choc du décollage le secoua. Il s’immobilisa, le visage plaqué contre une paroi d’où saillaient des cartilages durcis. Sous sa joue, la chair légèrement sucrée demeurait inerte. Il sentait les poils de sa barbe naissante blesser l’épiderme fragile ; ses doigts s’engluaient dans des replis amorphes. Tandis que la Ville s’élevait en prenant de la vitesse, il réalisa qu’elle ne lui avait pas parlé depuis son sauvetage.
À cet instant, l’armure resserra son étreinte sur ses reins et il ne put s’empêcher de crier. Le souffle coupé, il se laissa glisser jusqu’au sol détrempé, les bras crispés autour du ventre.
— Aide-moi !
L’odeur de la Ville envahit ses narines. La douleur lui coupait le souffle, il avait l’impression de suffoquer. Il sentit le sol s’entrouvrir, lui avaler les jambes puis le recracher lorsque les lèvres de chair se posèrent sur le métal. Notre Mère le refusait ; l’obscurité avait cessé d’être un refuge.
Instinctivement, il tenta de se débarrasser de son corps encombrant et de passer en mode astral. Dès que la douleur exquise engendrée par le carbex s’interrompit, il profita de l’occasion pour s’hyper-ventiler, en haletant de façon contrôlée. La suroxygénation, jointe à la discipline mentale qu’il pratiquait depuis son enfance, allait lui permettre de se libérer. Un cri issu de la texture même des murs empêcha la séparation.
— Ne fais pas ça ! Si tu n’es plus là pour lutter contre elle, l’armure te broiera. Il te faudra la vaincre avant de t’en débarrasser.
— Tu as mal, papa ?
Puis, comme si elle regrettait de lui avoir parlé. Marine rompit le contact. Ce fut si fugitif que Gadjio crut avoir rêvé.
— Il semble que tu aies enfin découvert la tache de naissance dont tu cherchais à te doter. Debout !
La voix de Notre Mère avait une dureté que Gadjio ne lui avait jamais connue. Cravaché, le Passeur parvint à s’agenouiller, puis il se redressa, les épaules crucifiées.
— Nous sommes en route vers l’Aleph. Qu’est devenue la personæ du Charon ?
— L’autre moitié de l’armure l’a emprisonnée. Koriana s’est vendu aux Mécanistes.
— Et nous avons cassé ses jouets…
Il y eut un silence que Gadjio mit à profit pour ôter le suaire qui le voilait. Une lueur sinistre jaillit de son dos, puis s’éteignit. L’armure mutilée économisait son énergie. Gadjio la sentait qui rampait à la surface de son épiderme, à la façon d’une sangsue. Oui, j’ai mal, poussin, gémit-il intérieurement, et je ne peux même pas arracher cette douleur de moi sans me détruire en même temps.
— Où est Marine ?
— Il y a des pointes de carbex qui cherchent à se frayer un chemin à travers ta colonne vertébrale. Je ne veux pas qu’elle te voie dans cet état.
— J’ai besoin d’elle !
— Nous avons un problème plus immédiat : la flotte spatiale. Je comptais sur les talents d’imitation de la personæ pour nous faire franchir le barrage des croiseurs. Tu as une idée ?
— Non.
— Alors, nous mourrons avant d’avoir une chance de nous perdre dans le Ban.
Les huit croiseurs s’étaient disposés en embuscade tridimensionnelle. Ils avaient orienté leurs canons à plasma de façon à couvrir une sphère d’espace centrée sur l’Aleph, chaque trajectoire calculée avec soin de façon à ne pas se blesser les uns les autres. Sur un ordre de l’amiral De Cortina, le peloton d’exécution déploierait des éventails de feu dans les trois directions. Mais, pour l’instant, ils attendaient. Les radars signalaient l’approche d’une masse isolée qui ne pouvait être que leur cible.
Les instructions du Charon étaient claires. Sa voix, relayée par les dispositifs d’amplification du fauteuil, portait jusqu’à l’espace ; ceux qui l’avaient entendue avaient été choqués par l’intensité de la haine qu’elle contenait :
— Forcez-les à revenir se poser ! Blessez la Villes marquez-la de votre fer si vous le pouvez, mais ramenez-les-moi ! Ils ont volé ma mort !
Entrelacés au message, les codes qui servaient à en identifier l’émetteur, la provenance et la priorité, indiquaient un niveau d’urgence que De Cortina n’avait encore jamais rencontré. Les informations qu’il avait recueillies par des canaux parallèles indiquaient que Supérieure avait fait l’objet d’une attaque et que le Palais était détruit. Il n’avait pas osé poser de questions mais se demandait si le petit nombre de croiseurs qu’il avait pu rassembler se révélerait suffisant pour accomplir sa mission. Face à une situation qu’il ne comprenait qu’à moitié, il détestait prendre des risques.
L’amiral était un homme petit, râblé, à qui l’uniforme donnait une apparence de bibelot. Il s’était élevé jusqu’à son rang actuel par le simple jeu de l’ancienneté mais ses hommes le respectaient. Durant toute sa carrière, il avait commis très peu d’erreurs, et pris encore moins d’initiatives.
Dans la salle de simulation, située à la proue du vaisseau de commandement le Monteori, l’hologramme qui reconstituait le volume d’espace où aurait lieu la bataille demeurait à peu près vide, au-dessus de la table de cartographie électronique. L’AnimalVille était sur le point de parvenir à portée de tir. Nulle masse métallique n’était détectable à sa surface, ni rien qui pouvait servir d’arme. Trop facile…
— Elle s’est immobilisée, Amiral, signala l’enseigne chargé du quart inférieur droit de la simulation. Point 14/11/14.
— Qu’y a-t-il d’autre dans ce secteur ?
— Rien, Amiral. Juste elle et nous…
— Passerelle, ici le commandement. Objectif à la frontière de tir. Armez et tenez-vous prêts. Ordres relayés à tout le dispositif !
De longues secondes s’écoulèrent, sans modification notable de la situation. Le Monteori était en phase ambre ; la totalité des quatre-vingt-cinq hommes d’équipage surveillait les écrans disséminés dans chaque coursive. La vibration des moteurs au ralenti était imperceptible.
— Elle veut nous forcer à bouger, déclara l’amiral, désorganiser le piège et se glisser entre les mailles. Nous attendons, en formation fixe. Prévoyez un relevé de quart toutes les deux heures, je veux des hommes frais à tous les postes de tir.
« À quelle distance se trouve le reste de la flotte ?
— Vingt-huit heures, quatorze minutes. Ils se sont déployés aux frontières du système suivant les ordres donnés antérieurement par le Charon en personne. Faut-il leur demander de nous rejoindre ?
— Préparez le message mais ne l’envoyez pas. C’est trop tôt. Nous devrions être capables de régler le problème nous-mêmes.
Au centre de la simulation, l’Aleph était un diamant bleu aux multiples facettes qui tournait sur lui-même en scintillant. L’hologramme affichait l’ensemble des trajectoires d’interception, une tresse parfaite dont l’origine était un point blanc à l’extrême bord de la simulation. De Cortina avait survolé bien des fois Notre Mère avant de se poser sur l’astroport du Palais, mais il n’avait jamais assisté aux cérémonies organisées dans ses édifices. Dans l’espace, la pompe est réduite au minimum et les cadavres enveloppés d’un drap sont expulsés d’un sas.
L’amiral ignorait les raisons qu’avait la Ville de s’enfuir et ne cherchait pas à les connaître.
Il était là pour l’empêcher de passer.
Après une dizaine d’heures dans l’espace. Notre Mère commença à retrouver sa propre odeur. Le vide emportait les senteurs lourdes de l’encens, de la cire et des produits d’embaumement. Gadjio était enfermé dans le silence d’une alvéole. Marine demeurait inaccessible mais le Passeur percevait sa présence, comme une vibration ténue qui montait des entrailles de la Ville.
Avec méthode, il affronta l’armure. En se concentrant, il pouvait lui parler. Elle ne l’acceptait pas, elle avait été conditionnée, façonnée, pour le Charon et lui seul. Mais elle avait compris qu’elle ne pouvait pas le tuer et survivre.
Le carbex s’était emparé d’un territoire qui s’étendait de sa nuque jusqu’au haut de ses fesses. Une fine ligne noire, sous les aisselles, marquait la frontière de la chair libre. Gadjio pouvait toucher sans risque le fragment d’armure ; au contact de ses doigts, le métal s’écartait. Mais il était incapable de se libérer.
De toutes les forces de sa volonté, il négocia une trêve.
— Amiral, regardez !
La belle ordonnance de l’hologramme de combat venait de se briser. L’Aleph, en tournoyant, expulsait des particules lumineuses qui se dispersaient aussitôt en direction des croiseurs.
— Zoom ! ordonna De Cortina.
L’image grossit instantanément et l’amiral jura en reconnaissant les formes brunes, lenticulaires, qui dérivaient dans leur direction. Un troupeau d’AnimauxVilles était en train de surgir de l’Aleph. Combien étaient-ils ? Douze ? Quinze ?
— La cible s’est remise en mouvement, annonça l’enseigne. Portée de tir dans cent quarante-cinq secondes.
Le flot des Villes ne tarissait pas. Elles jaillissaient comme des missiles lents, s’éloignaient de l’Aleph puis leur trajectoire s’incurvait vers les croiseurs. Chacune d’elles avait déployé sa couronne de filaments. De Cortina renonça à les compter Leur arrivée allait compliquer les choses.
— Cible à cent secondes. Préchauffage des canons. Tout le monde à son poste !
Le point blanc de la cible progressait avec lenteur le long d’une géodésique qui s’achevait au cœur de l’Aleph. Elle allait bientôt pénétrer à l’intérieur de la sphère de feu contrôlée par la flotte. Une fois là, elle était perdue. Les pilotes des huit croiseurs ne la laisseraient plus s’échapper.
À moins cinquante, les huit intelligences du bord resserrèrent leurs liens et formèrent un gestalt de commandement. Le vaisseau amiral devint le centre névralgique de la flotte.
Une sonnerie stridente envahit le navire. L’un après l’autre, les marins verrouillèrent hermétiquement les anneaux des croiseurs, transformant ceux-ci en agrégats de secteurs indépendants et autonomes. Un navire pouvait ainsi être touché en une demi-douzaine d’endroits et conserver l’essentiel de son équipage et de sa puissance de feu.
De Cortina se pencha sur la table de simulation où s’affichaient les vecteurs de mouvement et les paramètres de tous les corps en mouvement du secteur de bataille. Son visage, éclairé par en dessous, acquit un étrange relief.
— Une salve de semonce au ras des bâtiments, une autre sous la face inférieure. Évitez de la blesser sérieusement. Je donne le décompte moi-même. Vingt… dix-neuf…
Puis, quelque chose dans le mouvement désordonné du troupeau l’alerta. Il secoua la tête, tout en continuant machinalement d’égrener les chiffres. À onze, il s’interrompit en frappant du poing la table illuminée.
— Ordre annulé. Je répète : ordre annulé ! Ces foutues villes sauvages vont intercepter nos faisceaux. Le décompte reprend dans… (Il consulta la table) quarante secondes.
Notre Mère, elle aussi, comptait les secondes. Si elle avait été sensible à l’ironie, elle aurait sans doute souri de la situation : elle était en train de planifier sa trajectoire et celle de l’ensemble des villes sauvages en suivant les principes que Gadjio lui avait inculqués. Principes qui s’appliquaient aux cérémonies mortuaires qui avaient lieu simultanément dans les différents édifices de sa surface, entre gens qui ne souhaitaient ni se voir, ni même avoir conscience les uns des autres.
Elle avait ainsi appris à organiser les itinéraires des défilés afin d’éviter qu’ils ne se croisent, à disposer d’immenses catafalques aux endroits névralgiques, à faire circuler les pleureuses d’un enterrement à l’autre, par les coulisses. Les nautoniers qui escortaient les cadavres jusqu’à leur dernière demeure se haïssaient. Les survivants se jalousaient. Les prêtres se bombardaient de malédictions d’une chaire à l’autre. Pour une ville mortuaire aussi célèbre que Notre Mère, les problèmes de protocole étaient souvent plus complexes que les stratégies enseignées dans les écoles militaires.
Tandis qu’elle se concentrait pour préparer son prochain mouvement sur l’échiquier tridimensionnel qui l’entourait, elle demeurait consciente de la présence de Gadjio dans ses flancs et des reproches muets de Marine. La souffrance née des cicatrices fraîches gravées par les hameçons était inexistante en comparaison.
Pour la troisième fois consécutive. De Cortina interrompit le compte à rebours. Les villes sauvages s’étaient nettement rapprochées du Monteori. Leurs couronnes déployées occultaient une portion de plus en plus large de leur champ de vision. Mentalement, l’amiral compara la taille de son navire à celle des organismes qui dérivaient au milieu du champ de bataille et frissonna. Il ignorait quel était le chorégraphe de ce ballet si bien réglé mais il était trop bien entraîné pour ne pas reconnaître quand une stratégie était à l’œuvre.
Tout autour de la salle de commandement, les enseignes plongés dans la simulation de leur secteur d’espace avaient eux aussi pris conscience que quelque chose d’anormal était en train de se produire. Il sentait leurs regards peser sur lui et lui brûler la nuque. Personne n’avait oublié l’intensité de la colère du Charon.
La cible avait presque atteint le centre de l’hologramme. De Cortina n’avait plus le choix.
— Attention, ici l’Amiral ! Rupture de formation. Je répète : rupture de formation. Il va vous falloir éviter ces gros tas de viande et foncer vers la cible. Plus question de semonce, coups directs. Il faut l’empêcher de gagner l’Aleph.
Il fit brutalement demi-tour. Deux ou trois paires d’yeux se détournèrent aussitôt.
— Décrochage dans cinq secondes !
Le chant des réacteurs du Monteori grimpa vers l’aigu. L’accélération brutale plaqua l’amiral contre la table, où les paramètres de vitesse défilaient trop vite pour pouvoir être lus. L’hologramme se reconfigura pour tenir compte des derniers relevés spatiaux en sa possession. Autour de la cible qui grignotait lentement la distance qui la séparait du point de fuite, huit diamants verts se préparaient à la curée.
Gadjio sentit la chair de la Ville se raidir et courba la nuque, dans l’attente du cataclysme. Depuis le début de la bataille. Notre Mère avait coupé tout contact avec lui. Le sentiment de son inutilité lui donnait envie de hurler. Le piège de Koriana était sur le point de se refermer sur eux et il ignorait ce qui était en train de se passer.
— Papa ?
La voix de Marine s’étouffait contre les parois. Le Passeur releva la tête.
— Je suis là… Tout va bien ?
— Notre Mère ne veut pas que je te parle. Elle dit que cette chose t’a transformé, que ce n’est plus tout à fait toi. C’est vrai ?
— Je n’en sais rien. J’aimerais pouvoir te répondre que je n’ai pas changé mais je n’en suis pas sûr. Je ne peux plus me mélanger à vous comme avant, à cause de ce que j’ai dans le dos.
— On peut en parler ?
— C’est un morceau d’armure poussin. Ce qui se rapproche le plus de la vie, pour du métal. Il aimerait m’enfermer en entier, et moi je ne peux pas me débarrasser de lui. Pour l’instant, on en est là.
— Tu as toujours la même voix. C’est bien ! Je peux te poser une question embêtante ?
Gadjio hocha la tête puis, conscient que son geste était passé inaperçu, acquiesça à haute voix en essuyant les larmes qui coulaient sur ses joues. Entendre Marine était ce qu’il y avait de plus merveilleux dans son existence.
— C’est quoi, une supernova ?
— L’explosion d’une étoile. Pourquoi ?
— C’est là qu’on va. L’échange aura lieu dans trois minutes et il paraît qu’on risque d’être secoués.
— Tu sais, Marine, si tu ne commences pas à m’expliquer ce qui se passe, je vais me mettre à hurler !
Sa voix se brisa sur les derniers mots. Il eut un instant l’impression que Marine se retirait puis elle fut de nouveau là, tout près, de l’autre côté de la barrière d’obscurité.
— Notre Mère a appelé un troupeau pour l’aider. Ils sont en train de se regrouper autour de nous, si serrés qu’ils occupent tout le ciel. C’est magnifique. Ils empêcheront les vaisseaux qui nous attaquent de passer jusqu’à ce qu’on ait franchi l’Aleph.
« Les villes sauvages disent qu’on est en période de rassemblement et que le Ban va bientôt empêcher tout échange. À cause de la supernova. Il faut qu’on aille là-bas avec les autres.
Notre Mère fut soudain saisie d’un frisson si violent que Gadjio faillit être projeté à terre. La présence de Marine s’évanouit brutalement. Il y eut d’autres secousses, plus faibles, puis le silence.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? Notre Mère, tu es touchée ?
— Pas moi. Sételline. Ils ont tranché son beffroi.
La bataille dura exactement deux minutes et demie. Elle se solda par une absence totale de pertes côté humain et par quatre mutilations irrémédiables du côté des Villes. La flotte tira des salves de faisceaux sur les masses lenticulaires qui leur barraient le passage. Cela ressemblait à un exercice et ne servit à rien. Les croiseurs tentèrent de se faufiler jusqu’à la cible mais des murailles de chair bloquaient chaque trajectoire. Le Monteori, qui avait réussi à franchir les premiers barrages, faillit s’écraser au milieu des dômes d’une cité géante qui surgit à pleine vitesse devant lui et dont il laboura la surface de ses canons. La manœuvre d’évitement qu’il employa aurait mérité à elle seule de lui éviter le peloton d’exécution.
Malheureusement pour lui, quarante secondes plus tard. Notre Mère s’évanouissait dans l’Aleph.
L’alvéole qui enfermait Gadjio s’entrouvrit. Un courant d’air tiède se faufila entre ses jambes et il sut qu’il devait se remettre en marche.
Il avait vécu en aveugle la fin des combats ; l’échange annoncé par Marine l’avait pris par surprise. Notre Mère ne l’autorisait même pas à être spectateur de son propre destin. Mais, à présent que le danger immédiat était écarté, il avait envie de revoir le ciel.
En tâtonnant, il s’engagea dans un couloir qui le conduisit tout droit jusqu’à un dôme scellé, dont l’intérieur était envahi d’étranges draperies de peau sèche. Une lueur diffuse tombait de la voûte translucide. De l’autre côté des parois, il y avait la nuit inhabitable, aussi glacée que le métal dans son dos.
À chaque pas, Gadjio s’enveloppait d’une cape de peau étrangère et en savourait le contact. Lorsqu’il parla, il sentit le vent de sa voix agiter les draperies et mesura l’ampleur de ce qu’il avait perdu.
— Sommes-nous libres ?
— Tu ne devrais pas poser la question. Trop d’entre nous ont souffert à cause de ce que tu portes.
— Tu es venue me chercher.
— Je ne suis pas plus libre que toi.
— Je suis désolé…
Le silence qui suivit était empli de phrases informulées. Gadjio, prisonnier de sa chair, se sentait trop maladroit pour le rompre.
— Marine t’a parlé de la supernova, dit enfin la Ville. J’aurais préféré le faire mais je n’avais pas le temps de la surveiller. Le troupeau qui nous a sauvés s’y rendait ; nous voyagerons avec eux.
— Ils sont arrivés à point nommé.
— En réponse à mes appels. En me libérant des ancres d’amarrage, j’ai diffusé ma douleur à travers le Ban. Tous ceux qui m’ont aidée l’ont fait au nom de mes cicatrices.
Gadjio ne les avait pas vues. Il n’avait même pas senti leur existence, puisque la Ville lui refusait tout contact intime. La nouvelle l’atteignit donc de plein fouet. Notre Mère ne lui laissa pas le temps de se remettre :
— Là-bas, tu ne seras pas seul. Des représentants des autres rameaux humains sont en route pour les retrouvailles de votre espèce. Il y aura des Mécanistes parmi eux. Nécessairement…
Une vague de soulagement l’envahit. Puis reflua. Sa présence ici, celle de Notre Mère, le secret qui enveloppait son dos, étaient autant de transgressions pour lesquelles il n’existait qu’un seul châtiment.
— Personne ne m’aidera, tu le sais.
— Les armures sont les créatures des hommes. Fais appel à eux comme j’ai fait appel aux miens. Je ne peux rien pour toi.
Il sentit sa peine, devina ce que ces mots lui avaient coûté. Saisi d’une impulsion, il plaqua son ventre contre la paroi la plus proche et lécha la fine pellicule d’eau qui mouillait l’épiderme. La Ville se tarit très vite mais il avait eu le temps d’en goûter la saveur et d’en retenir l’âcreté sur sa langue.
— C’est toujours moi, murmura-t-il. Ne l’oublie pas.
Notre Mère ne répondit pas. Gadjio s’accroupit dans un recoin, la tête dans les mains, et se prépara à un long voyage dans le noir.